Cité Frugès Le Corbusier à Pessac le 6 mai 2015

Évoquer Le Corbusier est souvent synonyme de Cité Radieuse à Marseille qui est en effet la première réalisation du célèbre architecte visionnaire.
Pour mémoire, citons par ordre chronologique, les autres villes où Le Corbusier a œuvré :
Nantes-Rezé (Loire Atlantique), Berlin, Briey (Moselle), Pessac et Firminy-Vert (Loire), la plus récente.
La particularité de Pessac est d’être la seule cité-jardin.
Le raffineur de sucre bordelais Henry Frugès fait appel à Le Corbusier, encore méconnu, pour créer les logements destinés aux ouvriers de la fabrique de caisses en bois destinées au sucre de l’usine de Lège qu’il vient de racheter.
Frugès, féru d’innovations technologiques, est séduit par les théories de l’architecte.
Il lui demande, en 1923, de créer une cité jardin ouvrière à Pessac, ville d’eaux et d’air pur de la bourgeoisie bordelaise, près d’une aciérie et du chemin de fer, emblèmes de la modernité (rappelons-nous la visite du Pessac de 1900).
Sa lettre de commande a de quoi faire rêver les architectes d’aujourd’hui : « Je vous autorise à réaliser dans la pratique de vos théories, jusque dans leurs conséquences les plus extrêmes. Pessac doit être un laboratoire(…) La pureté des propositions en sera la véritable éloquence. »
Frugès a cependant une exigence, les maisons doivent être accessibles à la propriété pour les ouvriers
(équivalent d’une année de salaire); cette vision est très décalée pour l’époque.
Des problèmes non maitrisés sur les matériels, la dépression financière ont considérablement augmenté le prix de revient des maisons. L’inauguration en 1926 provoque un choc, le modèle le plus récent de maison est l’échoppe ! La construction modulaire, en série, les formes géométriques primaires sans décor, en rupture avec le passé, bref « la poésie de l’angle droit » nous sont devenus familiers, mais nous imaginons sans peine les réticences en 1926.
 

Le Corbusier a théorisé sa vision en 5 points de l’architecture moderne :
*un plan libre d’aménagement sans mur porteur mais avec des poteaux et poutres ; cela permet une façade libre dans le percement des ouvertures.
*des façades lisses où les ouvertures affleurent (stores roulants, rebords de fenêtres à l’intérieur, évacuation des eaux de pluie par l’intérieur de la maison, pas de décoration sur la façade…)
*fenêtre bandeaux
*toitures terrasses avec jardins suspendus ou en terrasse
*pilotis (non employés à Pessac)
Autre concept important : libre circulation de l’air et du regard grâce à des trouées visuelles sous les jardins suspendus ; des garages prévus alors que la voiture en est encore à ses balbutiements.
Le projet initial de 127 maisons a été réduit à 51 constructions. La mairie de Pessac met trois ans à réaliser les travaux de réseaux. Personne ne semble aimer ces maisons dont le confort qui confine au luxe est largement supérieur à celui des logements bourgeois et même des hôtels particuliers de la ville.
Frugès vend sa raffinerie et le projet ne se développe plus.
Les maisons restent inoccupées pendant 4 ans puis sont vite vendues.
La première résidence avec mixité sociale vient d’être créée.
Le quartier s’est retrouvé isolé de la route Bordeaux Pessac, de la place principale et des lieux de vie par les lots non construits. Les bombardements de la voie ferrée en 1942 ont détruit une des maisons et fait exploser beaucoup de vitrages, certaines fenêtres ont été remplacées par des modèles standard.
Beaucoup de transformations ont modifié l’aspect initial de certaines maisons. Les habitants ne possédant pas de voiture ont fait du garage une pièce à vivre, extensions pour entreposer le charbon, toits pointus par exemple.
Une maison de type « quinconces » a été très vite modifiée en art-déco et conserve ce style.
Depuis 1998, le quartier est protégé, ce qui oblige les propriétaires à des travaux de réfection sans délai imposé, afin de retrouver les volumes initiaux, le dessin des façades et la polychromie. La moitié environ des maisons a retrouvé son aspect d’origine.
Le Corbusier voulait construire selon une structure modulaire, des maisons identiques, Frugès exige que chaque maison soit différente.
Ces deux visions contradictoires seront satisfaites par la juxtaposition variée de modules de 5m par 5m et de demi-modules de 5m par 2.5m avec lesquels il joue comme avec des légos. La dimension de 5 m correspond à la longueur d’une poutre. La libre ouverture des portes et fenêtres finit de personnaliser.
Le Corbusier va décliner sept types d’habitation :
*les gratte-ciels qui comportent 3 étages, terrasse au-dessus et espace technique sous la maison,
*les maisons en quinconces, avec disposition des maisons en miroir,
*les habitats inversés,
*les zigzags, trois maisons avec jardins suspendus
*les maisons isolées, espace technique au rez-de-chaussée, habitat au premier avec escalier d’accès extérieur, grande terrasse,
*les arcades, pas de jardin suspendu mais jardin en terrasse, et une chambre supplémentaire
*les maisons jumelles.
La polychromie aurait été demandée par Frugès afin que les maisons cubiques ne soient pas comparées à des morceaux de sucre (invention qui a fait sa fortune).
5 couleurs sont choisies : blanc, vert anglais tendre, bleu outremer clair, terre de Sienne brûlée et terre de Sienne clair.
La mitoyenneté est bien étudiée, les pièces de vie ne sont pas visibles du voisin, les orientations sont diverses, les jardins, eux, sont des lieux importants de rencontre (la télé n’avait pas encore enfermé les habitants dans leurs salons !), il n’y a pas de haie de clôture.


Henry Fruges et son épouse ont réalisé en 1967 une maquette qui comprend de nombreuses erreurs mais a le mérite de nous bien nous faire appréhender l’ensemble de la réalisation.
D’une surface de 75m² en moyenne, les maisons disposent de pièces lumineuses, d’un chauffage centralisé, de toilettes, d’eau chaude, d’une buanderie, d’un garage, d’une terrasse et d’un jardin.
Cette configuration, est très différente des autres logements ouvriers, échoppes bordelaises par exemple.
L’espace technique comprend un garage, un atelier, une buanderie(qui remplace le lavoir en commun!), un chai à charbon.
L’espace jour, comprend une cuisine laboratoire orientée au nord, avec un calorifère pour la confection des repas et la production d’eau chaude ; une vaste salle de séjour lumineuse grâce aux fenêtres bandeaux permettant une vue panoramique, où le conduit de cheminée est accolé à un autre conduit arrondi pour l’évacuation des eaux de pluie, un espace fumoir.
L’espace nuit à l’étage au-dessus comprend 2 chambres, une salle de bains avec douche à l’italienne et des wc.
Les terrasses sont des solariums aux vertus sanitaires.
Le sol est recouvert d’un matériau moins novateur, du plancher provenant de la scierie de Frugès.
Même les boites à lettres ont un design très novateur.
Le Corbusier a pris le parti de créer des maisons à l’aspect très dépouillé, sa philosophie étant : « si rien ne dérange l’œil, la pensée s’élève ».
En 2015, Pessac commémore les 50 ans de la mort de Charles Edouard Jeanneret-Gris dit Le Corbusier avec de nombreuses conférences, bals…du 30 mai jusqu’aux journées du patrimoine.
Cette année, de nombreux livres analysent l’œuvre et l’homme qui a fréquenté le nazisme dès 1925.
Ses exigences en matière urbanistiques, l’auraient conduit à presque raser Paris pour ne garder que quelques monuments. C’est la base de sa charte d’Athènes qui a en partie été appliquée par les pouvoirs publics pendant les Trente Glorieuses et a donné les grands ensembles dont on mesure aujourd’hui les effets néfastes.
La cité Frugès de Pessac est une importante œuvre artistique, même si cette opération avortée lui a laissé une importante blessure d’amour propre. Elle ne fut redécouverte qu’il y a trente ans.

Photos Alain Caminade
Organisation et récit Annie Charlier